La Fusillade du 24 Janvier 1960
(Historia de Janvier 1961)
Confusion et hurlements.
Lagaillarde avait peut-être l'intention de prendre possession du Bled, de son
balcon, de ses micros, qui, face au P.C. Ortiz, lui donneraient une façade sur
l'agitation populaire, un débouché politique.
Mais cette ambition lui est interdite par l'installation des paras dans les bureaux
du journal militaire.
Il regagne son camp devant le siège des U.T. règne une ambiance d'apocalypse,
une confusion indescriptible.
Des femmes hurlent de terreur. Des centaines de manifestants semblent en proie à une crise d'hystérie collective.
Des jeunes gens se roulent par terre, brandissent leurs armes, veulent tuer le Docteur Perez qui se penche vers eux. D'autres veulent se suicider dans des accès de panique shakespeariens.
Des professeurs de la Faculté leur administrent des calmants.
- Ils ont été dopés pour tirer! affirment certains.
Mais ce n'est peut-être que la réaction nerveuse après cette boucherie.
Les familles des blessés, des morts, crient vengeance contre les « gendarmes assassins », qui sont venus attaquer dans le dos la
foule paisible qui écoutait les discours.
Des furieux piétinent des cadavres en uniforme.
Un U.T. gît sur la barricade de la rue Charles-Péguy.
Il est de Bab-el-Oued et s'appelle Hernandez.
Une femme prend une banderole tricolore, trempe le blanc dans le sang du militant tué.
Ce sera le drapeau des barricades. Ce sera la barricade Hernandez.
Des blessés gisent encore sans soins.
Mais surtout, c'est un tourbillon affolé de
gens qui courent dans tous les sens, désemparés, et qui hurlent.
Le communiqué du général Challe.
L'écho de la fusillade est parvenu au Quartier Général pendant que le général
Challe reçoit les délégués des anciens combattants, le chef-pilote Arnould, le mutilé Mouchand, privé de ses deux mains, l'ancien secrétaire du Comité de Salut Public Martin, délégués chez Challe par Ortiz pour se débarrasser du colonel Gardes.
Il leur pose a haute voix les questions qu'il se pose sans arrêt à lui-meme.
- Mais qui machine toute cette agitation ?
- Comment faire pour l'arrêter ?
- Vous, les anciens combattants, usez de votre influence pour mettre un terme à la manifestation.
- Elle aura son effet sur le gouvernement. Maintenant, cela suffit!
Comme il prononce ces mots, le tac-tac rageur du fusil-mitrailleur se fait
entendre.
Le lieutenant Barbieri entre: des morts,des blessés !
Challe est indigné.
Il enregistre aussitôt un communiqué qui passera sur l'antenne
de Radio-Alger à vingt heures.
« Alors que l'armée et ses chefs ont, pendant toute la journée du 24, tout fait pour maintenir l'ordre,
sans molester les manifestants, à la tombée de la nuit, les émeutiers qui avaient patiemment attendu
pour perpétrer leur mauvais coup, ont
attaqué et tiré sur les forces de l'ordre..
« Les forces de l'ordre qui ont jusqu'à présent protégé l'Algérie contre les fellagha comptent ce soir
des tués et des blessés.
« L'émeute ne triomphera pas contre l'armée française.
Je fais converger des
régiments de l'intérieur sur Alger.
L'ordre sera maintenu avec l'accord du délégué
général du gouvernement..
je considère la ville comme en état de siège.
Tout rassemblement de plus de trois personnes est interdit.
- C'est tout. »
Le Bilan des victimes.
Dans la confusion qui suit la fusillade, on établit mal le bilan des victimes.
Les journaux d'Alger parleront de 12 civils et de 14 gendarmes tués.
En fait, on a ramassé sur-le-champ 6 morts parmi les manifestants.
Deux blessés graves succomberont encore les jours suivants.
On compte 24 blessés civils dans les hôpitaux.
Sur nombre d'entre eux, on extrait des balles de mitraillettes Thompson qui ne
sont pas en service dans la gendarmerie.
Dans les rangs de l'ordre, 14 morts.
Et 123 blessés hospitalisés dont 5 officiers: 70 par balles, 27 par éclats, 26 par
contusion.
L'arme automatique qui a fait le plus de ravages, semble-t-il, est celle qui se
trouvait sur la petite terrasse du P.C. Ortiz.
L'affaire Scebat est assez mystérieuse.
Plusieurs gendarmes ont vu une femme en robe de chambre tirer sur eux au pistolet, de sa fenêtre, dans l'immeuble qui fait le coin du boulevard Laferrière et de
l'avenue Pasteur.
Le colonel Debrosse a fait marquer son volet de six balles de fusil-mitrailleur.
Quelques instants après, d'autres gendarmes déposent des blessés dans la
seconde entrée du même immeuble, ouvrant sur l'avenue Pasteur.
En quête d'un téléphone pour appeler des ambulances, ils sonnent à la porte d'un avocat,
Me Scebat et, ne recevant pas de réponse enfoncent le vantail.
Ils décrochent le téléphone quand surgit l'avocat qui proteste contre leur intrusion,
invoque le secret professionnel et leur interdit de téléphoner.
Ils feront un rapport sur l'incident.
Et c'est quelques jours plus tard que sera fait le rapprochement.
L'appartement d'où l'on tirait est celui de M. et Mme Scebat.
Cependant, Madame Scebat, qui reconnaît avoir été seule à ce moment dans l'appartement, niera avec la dernière énergie avoir tiré. Elle était à sa fenêtre, attendant, angoissée,
le retour de sa fille.
Elle sera confrontée avec six gendarmes. Le cas reste âprement discuté.
Pourquoi les Paras n'étaient pas là .
Dès les premières heures qui suivent la fusillade, le colonel Debrosse entreprend
une enquête pour savoir pourquoi les parachutistes ne se sont pas trouvés, à dix-huit heures,
au rendez-vous comme annoncé.
Dans un premier rapport, qui a été publié depuis, le commandant des gendarmes mobi1es a fait état d'un entretien qu'il a eu à Hydra avec «un chef de bataillon portant moustache et ayant
l'accent du Midi de la France ».
-« Au cours de notre entretien, écrit
Debrosse, cet officier supérieur m'a tenu des propos dont je ne garantis pas les
termes exacts, mais qui peuvent, se résumer ansi:
- «Vous n'etes que lieutenant-colonel et
vous étiez bien obligé d'obéir à un colonel et à un général de brigade.
- « Nous, nous avions la chance d'être protégés par un général
et de n'exécuter que ce qui nous plaisait.
- La c.... d'envoyer les deux régiments sur le
boulevard Laferrière a pu être évitée grâce à ça.
En l'absence du général et du
chef d'Etat-Major, c'est moi qui ai reçu la qemande.
- Je l'ai foutue dans ma poche. C'est moi qui ai dit au colonel
Dufour de s'installer au Bled
quand il m'a téléphoné de là pour me dire qu'il
avait avancé sans ordre.»
Ces propos expliqueraient tout, si le colonel Debrosse lui-même n'était parvenu
à la conclusion que cette explication est insuffisante.
Tous les ordres semblent avoir été transmis.
Au P.C. d'Hydra, le Général Gracieux affirme qu'ils ont tous eté donnés.
Il reste à savoir s'ils ont été correctement reçus.
La violence des passions déchainées autant que la confusion qui régna pendant ces heures dramatiques provoquent les témoignages les plus contradictoires.
Le conflit est en route: les tempêtes dans la ville et dans le camp retranché,
les appels de Delouvrier et de Challe, le revolver d'Ortiz braqué sur Lagaillarde,
l'enlèvement manqué du Premier Ministre et sa nuit fantastigue, aux prises avec les
colonels, les activistes en quête de généraux, les mots de De Gaulle, l'offre américaine de bloquer, en cas de putsch, l'armée d'Allemagne et l'envol des paras, les négociations pathétiques de la reddition des barricades,
le retour à l'ordre...
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