Le 13 Mai 1958 (suite)



Lagaillarde force le seuil le premier, suivi d'un étudiant. Il entre dans un bureau en façade.
Il escalade la fenêtre et se retrouve sur la corniche. Lorsqu'il apparaît, un immense cri lui répond du Forum et la ruée commence.

Les manifestants s'engouffrent par toutes les entrées, se répandent dans les étages, défoncent les portes, vident les armoires par les fenêtres, font suivre aux machines à écrire le même chemin...

Pendant que les pompiers, très vite arrivés, noient l'incendie de la bibliothèque, un immense papillonnement neigeux entoure l'immeuble
Ce sont les archives du Gouvernement général qui descendent en feuilles mortes sur tout le quartier. Dans le hall d'entrée, les lycéens ont descellé le buste de Marianne. Il est trimballé sur le Forum et finira sur l'escalier monumental.

Pouvait-on empêcher la prise du G.G.?

M. Jules Moch a dit et écrit qu'une compagnie de C.R.S. y aurait suffi.

Le général Salan a répondu qu'on aurait pu, sur l'instant, s'opposer à la prise de l'édifice, mais qu'Alger eût été à feu et à sang et le palais gouvernemental tôt ou tard occupé.

Ce n'est pas la foule qui s'est emparée du G.G., tous les témoins oculaires en ont été saisis, mais un petit corps de bataille de 4 à 500 hommes.

La grande masse populaire se retirait déjà et ne revint au Forum que le soir.
Une ou deux compagnies de C.R.S. eussent pu tenir le Forum avec l'appui d'éléments mobiles dispersant sur les degrés les groupes dangereux.
Mais ce n'eût été qu'une première phase. Seuls, les activistes avaient voulu faire l'insurrection dans l'après-midi du 13 mai. Le lendemain, Pflimlin investi, c'eût été la ville entière qui eût pris feu et flammes, entraînée par les anciens combattants.

Le directeur de la Sûreté, M. Perroud, et au-dessus de lui, le secrétaire général Chaussade et surtout le directeur du cabinet Maisonneuve, héritier des pouvoirs du ministre, pouvaient formuler des réquisitions.
Ils ne songèrent à l'armée que pour lui remettre leurs pouvoirs.

   -   La grande question est celle-ci:   Fallait-il tirer?

Le président du Conseil Gaillard et le ministre de l'Intérieur Bourgès-Maunoury, consultés, répondirent   non !

Le général Salan avait déclaré qu'il ne ferait pas tirer sur des Français.

L'armée eût-elle tiré si on le lui avait ordonné? Certainement pas.





Le Gouvernement Général a été pris à 19 heures. Au balcon , du premier étage ; le colonel Ducournau, collaborateur de Robert Lacoste, essaie encore de calmer la foule.

Sur un tableau noir posé sur la balustre, il écrit:
Je viens de téléphoner à Paris pour demander un gouvernement de Salut Public.
L'armée est la garante de l'Algérie Française.


La foule applaudit, mais la mise à sac de l'immeuble continue.
Les C.R.S. font encore des bouchons, notamment au premier étage, autour du cabinet du ministre qui n'est pas encore saccagé.
C'est finalement là que tous ceux qui vont jouer un rôle se retrouvent.

Il est 19 h. 15 , lorsque tout un groupe conduit par Lagaillarde entre dans le bureau de M. Maisonneuve, directeur du cabinet.
C'est le bureau dont le balcon va devenir historique, une assez vaste pièce avec une table de chêne cérusé à gauche, et à droite, sous une tapisserie de Lurçat, un coin-salon avec un canapé et des fauteuils de cuir vert.

Autour de Maisonneuve, responsable en l'absence du ministre, bouleversé, se trouvent Chaussade, le  secrétaire général livide ; Perroud, le directeur de la Sécurité , collaborateur intime de Lacoste, hors de lui ; Jean Bozzi, le secrétaire général de la Préfecture , assis sur une table , s'épongeant le front ; Gorlin, directeur de l'Information, qui suit les événements d'un en uniforme, accablés par leur inutilité; des officiers, quelques journalistes qui ont accompagné pas à pas les insurgés.

Il y a aussi des têtes encore anonymes dont la nuit fera des membres du Comité de Salut Public, ou qu'elle rendra à la rue et qui n'auront été que les gars en blue-jeans que tout le monde a vus dans cette minute historique, assis à la renverse et rigolant dans les fauteuils de cuir vert.

Tous ces gens s'épongent plus qu'ils ne parlent.

Il est environ 19 h.30 lorsque la porte s'ouvre en rafale.
C'est Massu, le nez cyranesque en bataille, hors de lui.

Après la cérémonie au monument aux Morts, il a rejoint tranquillement son P.C. à Hydra.
Un coup de téléphone de sa femme lui a rappelé qu'ils doivent être à 20 heures chez M. Watteau, l'ancien directeur-createur de la Loterie Nationale, devenu gouverneur de la Banque d'Algérie. Un diner de banquiers.

  -   Je signe un papier et je viens me changer! a répondu Massu.

Peu après, il rappelle sa femme:

  -   Les archives voltigent au G.G.
  -   Il faut que j'y aille.
  -   Je rallierai directement chez les Watteau.
  -   Commencez à diner sans moi!


En quittant son P.C., il a buté dans la cohue, abandonné son véhicule et, manches retroussées, s'est taillé une route dans la foule qui l'acclamait. Cette popularité lui vaut depuis des mois les pires ennuis avec ses supérieurs et avec le ministre. Il n'a aucun goût pour la politique dont il se méfie de façon presque naïve.
Il n'a de goût que pour son métier de soldat. Il l'a fait magnifiquement.
Il a été de l'épopée du Tchad. Sa colonne blindée de Normandie à Paris a semé la panique dans les rangs allemands.
A Pord-Saïd, il a poussé le long du Canal aussi loin qu'il lui a été possible.
A Alger, il a vaincu le terrorisme.

Ces cris de    « Massu au pouvoir»    l'excèdent. Il s'avance, furieux dans la pièce, va jusqu'au balcon, regarde cette marée qui bat les murs du Forum.
Appuyé au chambranle de la fenêtre, le fils d'une vieille famille de colons de Loverdo, Forzi, lui conseille:
  -    Dites-leur quelques mots!
  -    Ces c.. là me font tous ch... !
éclate, Massu.
  -   Je n'ai rien à leur dire.
  -   C'était aujourd'hui une journée patriotique pour nos trois camarades fusillés.
  -   Ce n'est pas, une journée de saccage!
  -   Criez-leur au moins « Algérie Française ».
  -   Ils ne savent pas que nous sommes là pour la défendre, l'Algérie?
  -   II faut dire que les C.R.S. ont lancé des gaz lacrymogènes...
  -   Qui a donné l'ordre de lancer des grenades? C'était la seule c... à ne pas faire.
  -  Cherchez-moi le commandant des C.R.S. !
tonne Massu..

Comme il n'est pas là, le général s'énerve

  -   Mais bon Dieu, il y a bien quelqu'un qui est chargé de la sécurité!


Chaussade sur qui pèse tout le poids de l'événement s'approche du téléphone et appelle Lacoste à Paris.   Il lui demande de rentrer d'urgence à Alger.   Lui seul peut reprendre les choses en main.   Il en est encore temps, croit-il.

Le général Salan entre à 19 h30   Képi en tête, les manches de sa chemise retroussées, il ne regarde personne et va vers le balcon où d'ailleurs on le pousse plus ou moins.

La foule le voit paraître et hurle:

  -   Foutez le camp!.    Indochine!    Hou- Hou !   Vive Massu !    Vive Soustelle!

Le commandant supérieur rentre dans le bureau.    La sueur lui perle au front.    Il s'assied à califourchon sur une chaise.    La situation est pour lui extrêmement difficile.

Tout à l'heure, il est revenu à pied du monument aux Morts à la Région militaire où est installé son état-major, au milieu des cris de   « Vive Massu ! »    et de   « l'armée au pouvoir !».

Un quart d'heure plus tard,   il recevait un coup de téléphone du G.G. lui annonçant l'entrée des émeutiers dans l'édifice.
Il a tout de suite envoyé un de ses officiers, mais il a hésité à s'y rendre immédiatement en personne.
En l'absence du ministre, c'est le directeur de cabinet, Maisonneuve, qui est automatiquement responsable.
Alors que les insurgés occupent le G.G. et hurlent   « l'armée au pouvoir! »  , son arrivée risque de provoquer des événements ou tout au moins des interprétations dangereuses.

Mais quelques minutes plus tard,    il s'est ravisé.    N'y pas aller, laisser l'émeute submerger l'autorité civile alors qu'il dispose de la force armée pourra lui être imputé à crime.    Il s'est finalement résolu à venir.

Il est arrivé à l'insu de tous,   empruntant le long souterrain-abri taillé dans le rocher qui relie la X. Région au Gouvernement Général.

L'accueil que lui fait la foule le place dans une situation inextricable.    Il retourne au balcon, se fait encore une fois huer.
  -   Mon colonel, dit Martel, de l'U.F.N.A., à Thomazo,
  -    la foule vous aime, vous connaît.
  -    Il n'y a que vous qui puissiez imposer Salan.
  -    Autrement, c'est catastrophique !


Nez-de-Cuir parait au balcon.   Il y est acclamé.   Mais le nom du commandant supérieur déchaîne de nouveaux hurlements.
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