Delbecque, le leader gaulliste, avait quitté dans l'après-midi Le Bled, après
son altercation avec le colonel Goussault, qui lui refusait l'usage des micros.
Il était allé à la villa d'El Biar, où se trouve l'antenne de la Défense Nationale,
pour téléphoner à Soustelle, le supplier de venir.
Vinciguerra, qui est resté au Bled avec les autres membres du Comité de
Vigilance, suit de loin la manifestation et téléphone:
- Il y a des types qui foncent au G.G. !
- Réunion immédiate du Comité de Vigilance au 40 rue d'Isly!
ordonne Delbecque.
Que le Comité se constitue immédiatement en Comité de Salut Public.
Le texte de la délibération est prêt. Dès qu'il est voté, qu'une délégation se rende
auprès du général Salan et du préfet Baret pour leur dire que nous stopperons la
manifestation aux grilles du G.G. s'ils reconnaissent officiellement les pouvoirs,
du Comité de Salut Public.
C'est l'application du plan arrêté depuis longtemps, mais bousculé par l'initiative
activiste.
Delbecque ne rejoint pas tout de suite la rue d'Isly, malgré l'urgence évidente. Il
perd encore une heure à essayer de joindre Soustelle. Pendant ce temps, la réunion
n'arrive pas à se mettre d'accord sur le texte. Les représentants des partis poliques
, qu'on n'a pas eu le temps de préparer, sont scandalisés à l'idée de se
constituer en organisme révolutionnaire et d'adresser un ultimatum au commandant
en chef et au super-préfet. Cette démarche,leur apparait comme un bluff. Ces hommes sans troupes ne voient pas comment ils pourraient stopper des manifestants.
qu'ils ne commandent pas, pas plus que Delbecque, d'ailleurs.
Ils sortent et, sur la porte, croisent Delbecque qui arrive enfin. Delbecque est
furieux que la délégation ne soit pas encore partie. On la constitue hâtivement et
on l'expédie. Elle « se perdra dans la nature », car elle cherchera le général Salan
à la X. Région, en vain, puisqu'il est déjà au G.G.
Au reste, à ,peine a-t-elle quitté la rue d'Isly, qu'un coup de téléphone annonce:
- Un Comité de Salut Public est formé au Gouvernement Général!
Delbecque, Vinciguerra et Lopez s'y précipitent. Il est 9 heures du soir.
A l'entrée du bureau de Maisonneuve, Delbecque se heurte à Lagaillarde qui le
regarde avec une lueur amusée dans l'œil et lui dit:
- Je reconnais que je suis un peu en avance sur votre scénario!
Delbecque ne répond pas. Il a évidemment été pris de vitesse.
En effet, c'était dans la nuit seulement ou le lendemain, en tout cas après
l'arrivée impatiemment attendue de Soustelle, que l'opération gaulliste devait être
déclenchée. Le principal ennui est qu'un soviet de hasard s'est substitué au
Comité de Vigilance constitué longtemps à l'avance pour se transformer en Comité
de Salut Public.
Mais Delbecque se reprend. Avec ses hauts sourcils froids, il se présente au
Comité de Salut Public:
- Léon Delbecque ! Je suis l'envoyé de Jacques Soustelle !
Le nom de Soustelle fait sensation. C'est le nom clef pour les Algérois.
Ils l'ont hurlé tout l'après-midi.
On fait place à Delbecque. On l'inscrit sur la liste du Comité qui s'enrichit,
en même temps, de toute une série de membres du Comité de Vigilance. Delbecque
s'impose avec beaucoup d'autorité. Il ne s'attarde d'ailleurs pas là et va presque
aussitôt prendre contact avec les bureaux voisins. L'accueil d'ailleurs y est rude.
Mais Delbecque ne se laisse pas démonter par cette réception à laquelle il
s'attend plus ou moins, ne fût-ce que pour avoir, pendant des semaines, critiqué
l'action du commandant supérieur devant ses subordonnés parle ouvertement de son
remplacelment.
- Nous nous sommes fait beaucoup de mal l'un à l'autre, répond Delbecque,
- mais aujourd'hui, nous sommes engagés dans la même galère. Je me mets à vos ordres.
Delbecque, en s'annonçant comme l'envoyé de Soustelle, a de quoi retenir
l'attention du général.
Un télégramme de l'état-major général a fait part de l'arrivée
imminente de Soustelle dans l'avion du général Petit. Vient-il pour prendre le pouvoir ?
A ce moment, le général Salan reçoit un télégramme "très secret".
C'est le texte officiel des pouvoirs civils que lui donne Félix Gaillard. Il habilite le commandant supérieur en Algérie à prendre toutes mesures pour le maintien de l'ordre, la protection des personnes et des biens jusqu'à nouvel ordre .
Ce télégramme, d'une immense portée, le commandant en Algérie juge à propos
de le garder pour lui. Il suffirait qu'il fût connu pour aggraver la suspicion de la
foule à son égard.
Le Comité de Salut Public reste dans l'ignorance.
Le général Salan était, certes, avant ce télégramme, l'arbitre de fait en Algérie,
mais un arbitre embarrassé, à la recherche d'une caution politique. A présent, il est,
de plus, l'arbitre entre Alger et la métropole, puisque tout ce qu'il va faire devra
être pratiquement entériné par le prochain gouvernement, quel qu'il soit. Et il
peut se passer de Soustelle.
Cependant, la conversation péniblement engagée entre le général et le leader
gaulliste se poursuit.
Très adroitement, Delbecque parle du général de Gaulle dont
l'arrivée au pouvoir résoudra tous les problèmes. II fait valoir ce qu'a de rassurant
l'entrée en masse dans le Comité, des gaullistes et des Anciens Combattants qui sont
d'accord avec eux. I1 se met aux ordres du général, insistant toutefois sur le fait que
les pouvoirs que le commandant supérieur vient de prendre, c'est la foule qui les lui
a apportés.
Les deux hommes se séparent d'accord :
le Comité de Salut Public se soumettra au
commandement militaire.
Vers 10 heures, Delbecque, sortant du bureau de Salan, vient au balcon.
Un micro a maintenant été installé par Neuwirth et la voix du Lillois est retentissante:
- Nous attendons d'une minute à l'autre l'arrivée de Jacques Soustelle! annonce-t-il.
- Menteur! fait derrière lui Parachini.
La radio a annoncé tout à l'heure sa présence au Palais-Bourbon !
Mais la foule, noyée dans la nuit du Forum, accueille la nouvelle avec des cris
de joie.
Des groupes se ruent vers l'aérodrome. Un avion passe dans la nuit. Le
courrier normal d'Air France qui survole la ville est, pendant quelques minutes,
l'avion follement acclamé de Jacques Soustelle... En fait, il n'amène parmi ses
passagers, que le général Petit.
Dehors, l'audience ne cesse de s'élargir.
Les grands lampadaires qui éclairent habituellement l'esplanade et les jardins
ont été cassés à coups de pierres, de sorte que le Forum est plongé dans la
pénombre de ces nuits d'Alger toujours un peu laiteuses, en raison de la brume de mer.
Les paras, qui n'ont toujours pas pu dégager leurs camions, bivouaquent
encore sur leurs véhicules disposés en désordre. La foule se dresse chaque fois que
les haut-parleurs commencent à toussoter pour une annonce. Le reste du temps,
beaucoup de gens restent assis sur les dalles, avec parfois des enfants somnolant
sur les genoux.
Quand on passe les grilles de la cour, on entre dans une sorte de marais
spongieux. Cinq centimètres de documents jetés par les fenêtres, jonchent le sol que
les pompiers, en éteignant l'incendie de la bibliothèque, ont noyé d'eau. On patauge
dans ce magma qui a retenu l'odeur de soufre des gaz lacrymogènes et la renvoie,
par bouffées picotantes, au milieu des vivats qui accueillent les proclamations.
Les paras de Bigard, maigres comme des loups et qui, avec leurs uniformes de
toile camouflée, très ajustés et leurs casquettes effilées, ont l'air de grands
insectes, forment à présent, dans l'ombre du péristyle, un barrage sans faille.
Cependant, à l'intérieur, hormis l'ilot d'ordre relatif des trois bureaux du
premier étage que gardent les paras, les couloirs ressemblent aux coursives du Titanic
en train de sombrer.
A 22 heures, un appel au secours parvient au général Massu.
- Des manifestants sont en train d'attaquer Radio-Alger! téléphone le directeur Merlet.
Ils sont difficilement contenus par la police.
Il y a ici pour 150 millions d'appareils d'enregistrement. Ils vont tout
casser.
En réalité, les commandos qui tentent de pénétrer à Radio-Alger ne veulent pas
«tout casser », mais ils veulent s'emparer des micros. L'antenne est restée
gouvernementale. Elle diffuse les nouvelles de Paris, ignore celles du G.G.
Au sein du Comité, on a déjà demandé à Massu de prendre le contrôle de la radio.
Un Dodge militaire transporte avenue Hoche trois délégués du Comité avec une
escorte de paras.
Les manifestants se dispersent.
Radio-Alger était passé à la révolution.
A ce même moment, au G.G., un coup de téléphone de l'aéroport venait de semer la
consternation.
-   Soustelle n'est pas dans l'avion!
Pour les gaullistes, la déception est écrasante. Les activistes rayonnent.
L'armée est au pouvoir et va y rester sans discussion.
Dans le bureau des généraux et des colonels, c'est le désarroi. Ceux qui ont
épousé l'angoisse de Lacoste, qui ont été révoltés par la perspective du
gouvernement d'abandon, qui ont souhaité le soulèvement populaire, l'appel à l'armée
ou à de Gaulle, sont accablés.
Soustelle devait apporter à Alger la caution du général de Gaulle.
Son autorité politique devait prendre sous sa férule le Comité de Salut Public.
Comment les choses vont-elles tourner sans lui, avec ce soviet révolutionnaire?
Seul, le général Salan reste parfaitement calme. Investi régulièrement des pouvoirs
par le gouvernement, le commandant supérieur s'est maintenu dans la plus parfaite
légalité.