L'Amiral North avait appareillé avec le Douglas pour rejoindre son poste à Gibraltar.
Il rédigea à l'adresse de l'Amirauté britannique un compte rendu de sa mission.
Il soulignait que toutes mesures avaient été prises à bord des bâtiments de la Force de Raid pour le sabordage, il déplorait que le discours radiodiffusé de sir Winston Churchill ait fait planer une ombre de méfiance sur ses conversations avec Gensoul.
C'était là une phrase imprudente qui ne devait jamais lui être pardonnée.
Bien avant,
que ce rapport n'arrivât à destination, Churchill avait déjà pris la décision de mettre les Français au pied du mur et de s'emparer de leurs bateaux de gré ou de force.
Les événements, en effet, s'étaient précipités, Son fameux discours avait bouleversé l'opinion.
Chaque matin, les journaux anglais affichaient en gros titres :
« Que va devenir la Flotte française ?
La Royal Navy va-t-elle laisser les bateaux français tomber aux mains des Allemands ? »
Le destroyer Douglas
De jour en jour le ton était monté, l'angoisse était devenue plus vive, et lorsque les termes de l'armistice avaient été publiés, l'Angleterre entière, prise de panique, avait exigé du gouvernement une action immédiate.
On la comprend.
Seule,
Sans alliés,
Sans autre armée, qu'un ramassis de rescapés de Dunkerque, rentrés sans armes ni bagages et souvent sans souliers.
Elle se sentait à la merci d'un coup de main audacieux.
A l'idée de cette menace, tout le monde, du haut en bas de l'échelle, avait quelque
peu perdu la tête.
Churchill lui-même avait subi le contrecoup de cette psychose générale.
Mais les termes de la convention d'armistice, qui venaient d'être rendus publics, auraient dû suffire à effacer ce cauchemar.
Si Churchill avait raisonné de sang-froid, il se serait rendu à l'évidence tant de fois formulée par les amiraux français et leurs officiers de liaisons britanniques, à savoir que jamais la Flotte française n'accepterait de se joindre aux Allemands pour couvrir un débarquement en Angleterre et que si, d'aventure, quelques-uns de ses bâtiments tombaient entre leurs mains, il leur faudrait un tel délai pour les armer avec leurs propres équipages, qu'ils ne seraient d'aucune utilité pour l'invasion éclair en cours de préparation.
Winston Churchill. Arrivé à la tête du gouvernement en Mai 1940.
Churchill semble bien s'être rendu compte après coup de l'inanité de ses craintes, car il a attribué son geste à des considérations toutes différentes.
Interrogé sur ses motifs par le secrétaire d'Etat américain au cours de la conférence de Montréal, c'est-à-dire bien avant qu'il n'eût rédigé ses Mémoires, il donna
cette explication que son interlocuteur accueillit très froidement :
« J'avais besoin d'un choc psychologique
pour secouer mon pays de la torpeur consécutive à l'effondrement de la France.
Il me fallait prouver par un acte spectaculaire que
j'étais décidé à faire la guerre, avec une vigueur acharnée, sans m'arrêter à aucune considération. »
Que le moyen choisi fût bon est discutable, par contre, ce qui est certain, c'est qu'il avait besoin d'un choc psychologique pour assurer sa propre autorité.
Aussi n'attendit-il même pas d'avoir reçu le compte rendu des conversations de North avec Gensoul pour déclencher son coup de force.
Les grandes lignes en avaient été fixées par les bureaux de l'Amirauté sous le nom d'Opération Catapult,
dès les premiers symptômes de fléchissement de l'Armée française.
Il ne restait plus qu'à donner les ordres de détail.
Les considérations de North sur les mesures de précaution prises par les amiraux français et sur l'ombre de méfiance qui avait gêné ses conversations avec Gensoul n'eurent d'autre effet que de l'irriter
Il donna l'ordre à l'amiral Pound de tenir désormais à l'écart des préparatifs de l'Opération Catapult,
cet officier général qui semblait nourrir vis-à-vis des Français d'aussi dangereuses illusions.
H.M.S. Valiant
La Force H.
L'opération comportait deux phases distinctes :
la première était la prise de vive force des bâtiments français qui s'étaient réfugiés dans les ports britanniques.
la seconde était l'envoi d'une puissante escadre à Mers el Kébir pour essayer d'entraîner avec elle la Force de Raid et, en cas de refus, de la détruire par tous les moyens.
L'escadre choisie pour exécuter cette opération était la Force H,
récemment constituée, dont le commandement avait été confié à un amiral depuis longtemps retiré de l'activité, pour raison de santé et rappelé tout exprès pour la circonstance :
le vice-amiral John Somerville.
Elle était constituée par :
le croiseur de bataille Hood,
les cuirassés Resolution et Valiant,
les croiseurs Enterprise, Arethusa et Delhi,
le porte-avions Ark Royal et une douzaine de destroyers.
L'Ark Royal portait la marque du contre-amiral Wells et était commandé par le capitaine de vaisseau Holland, ancien attaché naval à Paris, qui allait être chargé de la difficile mission d'essayer de convaincre l'amiral Gensoul d'appareiller pour rallier la Flotte anglaise.
H.M.S. Résolution
Tous les bâtiments de ligne de la Force H dataient de la guerre 1914-1918.
Le Dunkerque et le Strasbourg les surclassaient tant par leur vitesse que par la précision et la portée de leur artillerie.
Sans doute auraient-ils eu le dessus, malgré l'infériorité numérique, dans une rencontre au large avec les cuirassés anglais.....
Mais il ne s'agissait pas de cela.
L'amirauté britannique savait par ses officiers de liaison que les bâtiments de guerre présents à Mers el Kébir étaient amarrés en pointe bord à bord, l'arrière à la jetée.
La Force de Raid allait donc se trouver dans la situation la plus défavorable, puisque cette disposition interdisait aux deux unités les plus puissantes, le Dunkerque et le Strasbourg, dont toute l'artillerie principale était concentrée à l'avant, de tirer vers le large.
Seuls les deux vieux cuirassés Provence et Bretagne seraient en mesure de riposter à l'attaque britannique, mais on pouvait légitimement espérer que, la surprise aidant, ils n'en auraient pas le temps.
De plus, les flottilles d'avions torpilleurs de l'Ark Royal seraient là, le cas échéant, pour donner le coup de grâce.
L'affaire se présentait donc pour la Force H avec le minimum de risques.